19

 

Killashandra s’éveilla avant le carillon matinal, qui ne tinta pas dans sa suite mais qu’elle entendit quelque part dans les parages. Reposée et totalement détendue, elle s’écarta précautionneusement de Lars, pour admirer son corps endormi. La tête appuyée sur sa main, elle détailla son profil, curieusement protectrice. Elle remarqua ainsi que les pointes de ses cils étaient décolorées, et les paupières elles-mêmes pas aussi hâlées que le reste de sa peau. De fines rides de soleil ou de rire se déployaient en éventail sur ses tempes. Le nez était harmonieux, pas trop long, pas trop fin. Des taches de rousseur, qu’elle n’avait encore jamais remarquées, saupoudraient ses joues. Plusieurs poils se hérissaient au bord de l’arcade sourcilière, qui se touchaient presque lorsqu’il fronçait les sourcils.

Elle aimait par-dessus tout sa bouche bien fendue, plus patricienne que sensuelle. Elle savait quels émois elle éveillait dans son corps, et elle trouvait que c’était ce qu’il avait de mieux. Même dans le sommeil, les coins s’en retroussaient légèrement. Son menton paraissait plus fort au repos, et la mâchoire puissante remontait harmonieusement vers les oreilles bien modelées et hâlées, avec un petit coup de soleil sur le haut du pavillon qui pelait.

Il avait un cou puissant, et elle voyait battre son sang à la carotide. Elle eut envie de poser le doigt dessus mais se ravisa. Il lui appartenait davantage ainsi endormi, détendu, sa poitrine imperceptiblement soulevée par son souffle.

Elle aimait le dessin de son torse, aux pectoraux bien modelés sous la peau douce et lisse et, une fois de plus, elle dut réprimer le désir de le caresser. Elle aimait aussi ses jambes et ses bras à peine ombrés de légers poils blonds.

Elle avait connu des hommes plus beaux, mais l’agencement de ses traits lui plaisait mieux. Lanzecki – c’était la première fois qu’elle pensait à lui depuis des jours – était plus grand et distingué, mais elle décida qu’elle aimait mieux la façon dont Lars était bâti.

Elle soupira. C’était facile d’être si philosophe à propos de Lanzecki. Se serait-elle si facilement résignée à sa perte si elle n’avait pas rencontré Lars ? Elle avait rompu avec Lanzecki dans le propre intérêt du Grand Maître, mais elle ne l’avait pas « perdu », car elle retournerait sur Ballybran. Tandis qu’après avoir quitté Ophtéria…

Un instant, ses émotions faillirent la plonger dans un nouvel abîme de désespoir et de regret. Et pour la première fois de sa vie, le désir d’avoir un enfant lui vint à l’idée. C’était aussi impossible que de rester près de Lars, mais cela lui fit comprendre la profondeur du sentiment qui l’attachait à cet homme. C’était peut-être aussi bien que tout enfant lui soit interdit, et que sa liaison avec Lars se termine avec cette mission. Mais elle était stupéfaite. Les enfants, c’était pour les autres. Ressentir ce désir d’enfant était tout à fait étonnant.

Ophtéria, malgré tout son conservatisme et sa prétendue sécurité, présentait des dangers inattendus, dont les moindres n’étaient pas ses aventures. Elle ne pouvait guère le reprocher à Trag, ou à l’Encyclopédie Galactique. Elle connaissait les faits en venant. Qui aurait pu prévoir les étonnantes difficultés auxquelles elle s’était trouvée confrontée ? Et les personnalités fascinantes qu’elle avait rencontrées ?

Mais le plus extraordinaire, se rappela-t-elle avec tout juste un petit serrement de cœur, c’étaient ses divagations désespérées à son départ de Ballybran, sacrifice consenti à la Ligue pour le bien de Lanzecki. Maintenant, quand elle envisageait cette séparation plus profonde et définitive, pourquoi était-elle si calme, résignée, fataliste, et même philosophe ? Comme c’était étrange ! Sa rupture d’avec Lanzecki l’avait-elle immunisée contre d’autres séparations ? Ou se trompait-elle sur ses sentiments envers Lars Dahl ?

Non ! Elle se souviendrait toujours de Lars Dahl, sans le secours d’aucun enregistrement sur cassette.

Le second carillon tinta légèrement dans la cour devant leurs fenêtres. Assourdi, mais suffisant pour réveiller Lars. Il était aussi attendrissant éveillé qu’endormi. Ses yeux s’ouvrirent, sa main chercha son corps à tâtons, et sa tête se tourna vers elle, souriante, quand elle le rencontra.

Il s’étira voluptueusement, bras et jambes allongés, dos arqué puis, relâchant soudain tous ses muscles, il la prit dans ses bras, en ce rituel matinal où ils jouissaient pleinement de leur intimité. Chaque fois ils découvraient quelque chose de nouveau en eux-mêmes, de nouvelles réactions. Elle aimait particulièrement les dons d’invention de Lars, qui stimulaient en elle des plaisirs insoupçonnés jusque-là.

Comme d’habitude, la faim interrompit ces ébats.

— Ici, le petit déjeuner est le meilleur repas, dit-il joyeusement en s’approchant de l’unité-traiteur. Ça va te plaire.

S’apercevant qu’il avait oublié le bluffeur derrière lui, elle s’empressa de le suivre, tenant la boule au-dessus de sa tête pour brouiller leurs paroles.

Il éclata de rire.

— Il vaut mieux leur laisser entendre certaines choses. Une conversation de déjeuner ne peut pas être très compromettante.

Killashandra s’assit dans un fauteuil proche de l’unité-traiteur, et fit tourner le petit bluffeur dans sa main. Si seulement ils arrivaient à trouver le moyen de masquer ce résidu minéral ! De brouiller le détecteur !

— Tu sais, dit-elle pendant le déjeuner qu’ils prirent sans se presser, assis sur l’élégante unité-siège, je n’arrive pas à comprendre cette obsession pour un seul instrument – quelque remarquable qu’il soit par ailleurs. Ils balayent quatre-vingt-dix-neuf pour cent des traditions et du répertoire musicaux de la FMP, sans compter qu’ils réduisent à néant de nombreux talents. Parce que enfin, ta voix de ténor est formidable !

Lars haussa les épaules, la regardant avec indulgence.

— Tout le monde chante – du moins dans les îles.

— Mais toi, tu sais chanter…

Lars haussa un sourcil, ne voulant toujours pas la contrarier sur ce qu’il trouvait une fascination excessive pour un don mineur.

— Tout le monde sait chanter…

— Je ne parle pas d’ouvrir la bouche et de pousser des gueulantes, Lars Dahl. Je parle de la technique nécessaire pour projeter sa voix, la soutenir par la colonne d’air, je parle du phrasé et de l’interprétation de la ligne mélodique.

— Quand est-ce que j’ai fait tout ça ?

— Lors de notre duo impromptu. Quand tu as chanté sur la plage. Quand tu as magnifiquement interprété le duo des Pêcheurs de Perles.

— Vraiment ?

— Bien sûr. J’ai étudié le chant pendant dix ans. Je…

Elle ferma la bouche.

— Alors pourquoi es-tu chanteuse-crystal et non pas Stellaire soliste ?

Une vague de fureur impuissante monta en elle, suivie d’une onde de regret, et d’une aversion incompréhensible pour Lars qui venait de lui rappeler si cruellement sa dernière entrevue avec le Maestro Valdi – moment qui avait fait basculer sa vie – et qui la laissèrent sans voix.

Lars la considéra, sa curiosité faisant place à l’inquiétude devant la violence des émotions passant sur son visage et dans ses yeux. Il posa la main sur sa cuisse nue.

— Qu’est-ce que j’ai dit qui te chagrine tellement ?

— Rien, Lars.

Elle écarta ce souvenir. C’était fini, oublié.

— J’avais toutes les qualités pour devenir une Stellaire. Sauf une. Une voix.

— Ah non, par exemple ! s’écria Lars avec indignation.

— Je parle sérieusement. Ma voix a un défaut, une tendance au vibrato dans les aigus, qui m’aurait cantonnée dans les seconds rôles.

Lars éclata de rire, les yeux pétillants, ses dents blanches rayonnant dans son visage hâlé.

— Et toi, bien-aimé Rayon de Soleil, dit-il avec un baiser, tu ne veux être la seconde en rien ! Tu es donc la première parmi les chanteurs-crystal ?

— Je ne me débrouille pas mal. J’ai chanté le noir, qui est le plus difficile à trouver et à tailler. D’ailleurs, il n’y a pas de hiérarchie chez les chanteurs-crystal. On taille afin de gagner les crédits nécessaires pour acheter tout ce qu’on désire.

Pourquoi n’était-elle pas tout à fait franche avec Lars ? Pourquoi ne lui disait-elle pas que le seul but des chanteurs-crystal était de gagner assez de crédits pour ne plus avoir à chanter le crystal – pour quitter Ballybran aussi longtemps que possible.

— Je n’aurais jamais cru que les chanteurs-crystal ressemblaient tant aux îliens, dit Lars à sa grande surprise. Vous taillez pour vous procurer ce que vous désirez, comme nous pêchons et plantons le polly, mais nous n’avons qu’à tendre la main pour satisfaire nos besoins véritables.

— Ce n’est pas tout à fait pareil avec le crystal, dit lentement Killashandra, se félicitant de n’avoir pas tout dit.

Pourquoi le désillusionner inutilement ? Sur tant de monde, dans tant d’esprits, circulaient tant d’idées fausses sur les chanteurs-crystal, qu’elle n’avait pas réalisé comme c’était rafraîchissant d’en trouver un sans préjugés – du moins sans préjugés à l’égard de la Ligue.

— Chanter le crystal semble plus dangereux que pêcher, dit-il, caressant doucement ses cicatrices. Ou planter le polly.

— Continue à pêcher, Lars. Le crystal est dangereux pour la santé. Maintenant, il faudrait peut-être nous appliquer à remplir le contrat que j’ai signé avec ces sacrés imbéciles, et peut-être à les sortir de leur ornière organique !

Ils s’habillèrent, puis Killashandra appela le numéro que lui avait laissé Mirbethan. Elle accepta l’appel, l’air immensément soulagé, et dit que Thyrol venait les chercher immédiatement.

— Il a dormi dans le couloir ? demanda Killashandra à Lars entendant immédiatement gratter à la porte.

Lars secoua violemment la tête, puis désactiva son bluffeur et le mit dans sa poche.

— Bonjour, Thyrol. Conduisez-nous, dit-elle avec un geste péremptoire en lui souriant, avant de remarquer deux grands gaillards en uniforme de la sécurité. Je n’ai pas besoin d’eux ! dit-elle d’un ton glacial.

— Ah… ils n’interféreront pas, Ligueuse.

— Vous pouvez en être certain, Thyrol. Il me faut des duragants…

— Tout ce que vous aviez demandé avant votre infortunée disparition se trouve encore dans la salle de l’orgue.

— Alors, très bien. Tout cela a amassé la poussière assez longtemps. Allons-y !

De nouveau, Killashandra baissa instinctivement la voix et marcha sur la pointe des pieds quand ils pénétrèrent sur la scène de l’auditorium du Festival. Elle regarda subrepticement Lars, pour voir s’il réagissait de même. Il grimaçait légèrement, et elle remarqua que sa démarche s’était modifiée. Et l’air de convoitise dont il considéra la console sous housse de l’orgue ne lui échappa pas. Elle se demanda ce qu’elle pouvait faire pour lui. Sa composition jouée sur l’instrument à douze cordes l’avait mise en transe, et elle aurait voulu l’entendre avec l’amplification permise par l’orgue. Mais cela ne serait-il pas trop cruel ?

Thyrol ouvrit la salle de l’orgue, et Killashandra se demanda si parmi ses clés se trouvaient celles donnant accès aux unités subliminales. Mais les trois clés de l’anneau semblaient nécessaires pour ouvrir la salle. Et quelqu’un du rang de Thyrol connaissait-il seulement leur existence ? Elle présumait que cette information était limitée uniquement à ceux possédant le rang d’Ancien, ou de Maître, ou les deux. Il leur fallait quelqu’un pourvu d’une belle dose d’imagination et d’énergie pour créer des images subliminales. À moins que ces images ne diffusent et perpétuent l’attitude inflexible des Anciens envers tout et n’importe quoi, ce qui aurait été logique – pourquoi rechercher un modèle quand on est soi-même la quintessence de la perfection ?

Tout l’équipement nécessaire se trouvait effectivement dans la salle, soigneusement rangé le long d’un mur. Lars embrassa vivement la salle du regard, puis adopta une attitude de nonchalante indifférence. Killashandra nota les boutons des moniteurs, saisit le regard de Lars et hocha imperceptiblement la tête. Elle attendit qu’il ait mis la main dans sa poche puis elle se pencha sur la console ouverte et les éclats luisants du crystal.

— Lars Dahl, mettez un masque et des gants et apportez-moi ce seau. Et un masque et des gants pour moi. Je n’ai pas envie de respirer de la poussière de crystal dans cet espace confiné.

Puis elle leva les yeux sur les deux gaillards qui encombraient la pièce.

— Dehors ! dit-elle, faisant claquer ses doigts. Vous nous pompez l’air et l’espace !

— Cette salle est bien ventilée, Ligueuse, commença Thyrol.

— Ce n’est pas la question. Je déteste qu’on observe mes moindres mouvements. Je n’ai pas besoin d’eux. Personne ne peut entrer ici ou en sortir. Ils n’ont qu’à se mettre de l’autre côté de la porte pour repousser les importuns ! En fait, Thyrol, sans vous offenser, vous m’obligeriez en sortant aussi.

— Vous ne feriez que regarder, et je suis certaine que vous avez mieux à faire ! Et votre présence ne peut que nous distraire – à moins que vous ne soyez de ceux à qui je dois enseigner comment on installe et accorde le crystal ?

Thyrol recula, ulcéré de cette suggestion, et se retira sans protester davantage.

— Maintenant, dit Killashandra, sans même le regarder sortir, la première chose à faire est d’enlever tous les fragments. Limite-toi aux plus gros, Lars. Mon corps cicatrise plus vite que le tien. Passe-moi ce couvercle. Nous y déposerons les fragments avant de les transférer dans le seau. Le crystal a la propriété désastreuse de voler en éclats au moindre choc. Tâchons d’éviter les accidents inutiles.

— Pourquoi veux-tu activer le bluffeur ici ? Pour protéger les secrets de la Ligue ? demanda Lars d’une voix étouffée par son masque.

— Je veux simplement leur faire comprendre que leurs moniteurs ne fonctionnent pas dans mon voisinage. J’ai été élevée sur une planète qui respecte la vie privée, et je ne permets pas aux Ophtériens de violer ce droit. Pas pour tous les capteurs sensoriels de ce monde stupide. De plus, comment chercherions-nous l’accès sans ça ? Si leurs scanners cessaient tout d’un coup de fonctionner, cela éveillerait davantage les soupçons que s’ils n’ont jamais fonctionné depuis le début. Bon, mettons-nous à l’ouvrage.

Le travail fut lent surtout quand Lars eut fini d’enlever les plus gros morceaux. L’extracteur ne pouvait être utilisé qu’à très courtes impulsions car, avec une succion continue, les éclats tranchants passaient droit à travers le sac. Pour cette raison, il fallait le vider et le brosser après chaque aspiration.

— Ça irait plus vite si on en avait deux, non ?

Killashandra approuva de la tête, et Lars se dirigea vers la porte et présenta la requête. Killashandra entendit la réponse pourtant faite à voix basse.

— Pas de ça ! Nous n’avons pas le temps d’attendre que ça passe par la Sécurité ! Par les Pères Fondateurs, tout doit-il être autorisé par Ampris en personne ? Allez ! Exécution immédiate !

Killashandra sourit à Lars, qui lui retourna un sourire de pure jubilation.

— Si tu savais combien de fois j’ai eu envie d’engueuler un agent de la Sécurité…

— Pourtant, je ne t’imagine pas très bien docile…

— Tu t’étonnerais d’apprendre ce que je peux accepter pour une bonne cause.

Une caisse d’extracteurs leur fut livrée une demi-heure après par, lui apprit Lars, le second de Blaz, pas mauvais bougre au demeurant. Il était arrivé à Castair de fermer les yeux sur certaines blagues d’étudiants, ce que Blaz n’aurait jamais fait.

— Ligueuse, commença Castair comme Lars lui prenait la caisse des mains, il y a quelques problèmes avec le système de surveillance de cette salle…

— Vraiment ?

Killashandra sortit de sous la console et regarda autour d’elle, étonnée.

Castair lui montra les nodules du plafond.

— Tant pis. Je ne tolère aucune distraction pendant ce travail. Vos réparations peuvent attendre. Vous n’avez pas peur qu’on casse quelque chose ?

— Non, bien sûr que non, Ligueuse.

— Alors n’en parlons plus pour le moment.

Elle le congédia de la main et s’était remise à son ennuyeux nettoyage avant même qu’il fût sorti.

— L’oreille absolue n’est pas la seule qualité requise pour être chanteur-crystal.

La remarque de Lars fit sursauter Killashandra, qui se redressa, arquant le dos pour détendre ses muscles fatigués.

— Vraiment ?

Il la considérait, avec un mélange de respect et… d’autre chose.

— Un chanteur-crystal doit avoir aussi une concentration totale et être au-dessus d’humbles nécessités humaines, comme manger.

Killashandra consulta son chronomètre et gloussa, s’appuyant contre l’unité derrière elle. Ils étaient au milieu de l’après-midi, et ils avaient commencé le matin à neuf heures.

— Tu aurais dû tirer la sonnette.

— Je l’ai tirée plusieurs fois, dit Lars avec ironie. J’en parle seulement parce que tu es un peu pâlotte sous ton hâle. Tiens.

Il lui lança une ration autochauffante.

— Je ne suis pas aussi consciencieux que toi, alors j’ai demandé qu’on nous apporte à manger.

— Sans autorisation ?

Killashandra rompit le sceau de sa ration, maintenant consciente qu’elle mourait de faim.

— Je t’ai imité, et j’ai fait comme s’ils n’avaient pas le choix et devaient obéir.

Il branla du chef.

— Tous les chanteurs-crystal sont comme toi ?

— En fait, je suis parmi les plus douces, dit-elle, goûtant avec circonspection sa soupe maintenant échauffée.

Lars lui passa une assiette de petits sandwichs et de crackers.

— Je ne joue les capricieuses que lorsque les circonstances l’exigent. Surtout avec cette bande d’idiots.

Elle souleva une épaule et la fit pivoter sur elle-même pour détendre ses muscles crispés. Lars s’approcha, l’écarta se son perchoir et commença à lui masser le dos, ses doigts trouvant infailliblement les muscles noués, et elle en gémit de soulagement.

— Je déteste cette partie du travail, alors je veux m’en débarrasser le plus vite possible.

— C’est si important que ça, un nettoyage parfait ?

Killashandra chanta une note à voix basse, et les éclats de crystal leur renvoyèrent des dissonances à faire grincer les dents.

Lars se mit à trembler convulsivement à ces sons, qui, bien que doux, mirent longtemps à mourir.

— Ouah !

— Le crystal blanc est actif et capte tous les sons. Laisse là-dedans la moindre particule de poussière crystalline, et ça fera détonner le clavier, produisant toutes sortes de sous-harmoniques dans le translateur logique. Ce serait beaucoup plus simple de repartir d’un coffrage neuf, mais je crois qu’ils n’ont pas les pièces. Ce qui me fait penser… les dix montures que j’ai retirées sont toutes inutilisables.

Elle en prit une, la tournant du côté des griffes dont les éraflures accrochèrent la lumière.

— Resserre ça sur un crystal neuf, et tu crées des stress irréguliers tout le long de l’axe du crystal, provoquant des effets piézo-électriques parasites, et sans doute la rupture du crystal en un rien de temps.

Lars lui prit la monture et l’examina attentivement.

— Pas de problème. Olver peut nous en faire.

Instinctivement, Killashandra leva les yeux vers les moniteurs quand Lars prononça le nom de son contact. Elle le tira par la manche, lui montrant les nodules de surveillance, autour desquels des traces noires mystérieusement apparues formaient comme des auréoles.

— Maintenant, qu’est-ce qui a pu provoquer ça ?

Killashandra gloussa et montra le crystal blanc.

— Ce sera pour, toi une arme secrète quand je m’en irai. Chante le crystal blanc dans n’importe quelle pièce où tu te trouves, et adieu les moniteurs.

Elle prit un des plus gros morceaux et le souleva dans sa main.

— Nous allons en garder quelques-uns pour toi. Je me demande si la Recherche et Développement est au courant de cette application du blanc.

Soudain, Lars la prit dans ses bras, enfouit son visage dans ses cheveux, ses lèvres effleurant son cou. Elle perçut son chagrin et le caressa doucement.

— Oh, Rayon de Soleil, dois-tu vraiment partir ?

Elle eut un sourire désolé, caressant tendrement son visage.

— Le crystal me rappelle, Lars Dahl. Et c’est un appel qu’on ne peut ignorer, et continuer à vivre !

Il l’embrassa passionnément et, comme elle répondait à son baiser, ils perçurent, en s’écartant l’un de l’autre, le faible grattement de la porte qui s’ouvrait.

— Ah, Ancien Ampris, s’écria Killashandra, vous arrivez très à propos. Montrez-lui la monture, Lars.

Comme Ampris considérait avec perplexité cette étrange offrande, elle ajouta :

— Passez le doigt le long des griffes… doucement… vous sentez comme c’est rugueux ? Il nous faudra deux cents de ces montures, car je ne veux pas mettre du crystal neuf dans de vieilles montures. Toutes celles que j’ai retirées jusqu’à maintenant sont aussi abîmées que celle-ci.

En autoriserez-vous la fabrication – en précisant qu’elle est urgente ?

Killashandra rabattit son masque sur son visage et reprit sa brosse. Puis elle poussa un juron.

— Une torche quelconque serait aussi bien utile. Certains de ces éclats sont fins comme de la poudre.

L’Ancien Ampris vint jeter un coup d’œil, et elle l’entendit ravaler son air. Elle se redressa, le regarda passivement, voyant une accusation dans ses yeux.

— Permettez-moi de vous démontrer la nécessité d’un nettoyage méticuleux, Ancien Amplis.

Elle fredonna, plus fort que la première fois, et se réjouit perversement de l’effet produit sur le vieillard.

— Désolée, dit-elle, se remettant au travail.

— J’étais venu vous demander, Ligueuse, quand vous pensez terminer les réparations.

— Comme l’imbécile qui a détruit le clavier a mis tout son cœur dans cette destruction, ça me prendra beaucoup plus longtemps que pour retirer un crystal brisé de la traction du croiseur – si c’est à ça que vous pensiez.

Killashandra considéra le désastre en soupirant.

— C’est long, à cause de la nature du crystal, et parce que, comme vous l’avez entendu, la moindre poussière doit être évacuée. Nous n’avons rien fait d’autre aujourd’hui…

L’Ancien Ampris regarda Lars de travers.

— Davantage d’assistants ?

Killashandra aboya un rire.

— Trouvez-moi plutôt un aspirateur capable d’aspirer la poussière de crystal, et nous aurons nettoyé ça en une heure. Ou donnez-moi un coffrage neuf ! dit-elle avec une tape dédaigneuse sur celui qu’elle avait devant elle.

Le crystal grinça, Lars et Ampris grimacèrent.

— Ça tape sur les nerfs, hein ? Eh bien, Ancien Ampris, vous connaissez la situation maintenant. Bon, je vous prie de m’excuser, mais le travail ne se fait pas tout seul, dit-elle en reprenant sa brosse.

Ampris s’éclaircît la gorge.

— Un dîner et un concert ont été organisés pour ce soir en votre honneur, dit-il.

— J’apprécie cette courtoisie, Ancien Ampris, mais tant que ce travail ne sera pas terminé je ne me sentirai pas le droit de m’arrêter pour me divertir. Si vous vouliez bien nous faire envoyer à manger…

— Ligueuse, l’interrompit Lars, sans vous offenser, l’Ancien Ampris n’est pas… je veux dire, ce n’est guère dans ses attributions…

— Qu’essayez-vous de dire, Capitaine ?

Ampris, les yeux pétillants d’humour pour la première fois depuis cette ancienne réception, leva la main, exemptant Lars de la nécessité de s’expliquer.

— Si la Ligueuse accepte de se passer de divertissement dans l’intérêt de son travail, je peux accepter de lui servir de messager.

— Apparemment, tout ce dont j’ai besoin doit être autorisé par vous de toute façon. Ça me semble bête de perdre tout ce temps à passer par la voie hiérarchique.

Killashandra sourit à Ampris ; sans aucune marque de remords.

— Ne pourriez-vous pas leur dire un mot, à eux ou à Thyrol ? Cela accélérerait beaucoup les choses. Ah, et n’oubliez pas qu’il me faut deux cents de ces montures. Et une torche. Lars accompagnez-le, et rapportez-la-moi, voulez-vous ? Elle doit être assez petite pour ne pas gêner la vue, et je préférerais un faisceau étroit.

Ils sortirent, et elle se remit au travail. Lars revint bientôt avec plusieurs torches, les yeux pétillants de malice.

— Vos désirs sont ses ordres, ô puissante Ligueuse ! Ô ardente balayeuse de la poussière de crystal ! Ordre a été donné à tous nos zozos, dit-il, montrant la porte du pouce, de t’apporter aussi vite que possible tout ce que tu demanderas.

— Humm. Dirige un peu une torche dans ce coin, veux-tu ?

Elle donna un coup de brosse, et délogea quelques minuscules granules qui brillèrent dans la lumière.

— Tu vois ? Ces maudits éclats se logent partout. Mais je les aurai tous, jusqu’au dernier !

Quand on leur roula un somptueux dîner dans la salle, un peu plus tard, elle grommela mais interrompit son travail.

— Chanter le crystal, c’est un genre de maladie, non ? demanda Lars avec naturel.

— Tu es navigateur. Prendrais-tu du repos au milieu d’une tempête ? Cesses-tu de pêcher au milieu d’un banc de poissons pour aller faire la sieste ?

— Ce n’est pas tout à fait la même chose…

— Pour moi, si, Lars. Sois patient. Le montage sera relativement facile, et tu pourras m’aider.

Malgré ses protestations, Lars l’emporta de force dans bras juste avant minuit. Une fois dans leur suite, elle voulut prendre un bain pour se débarrasser de toutes les particules de crystal. Dans la baignoire, il fut obligé de lui maintenir la tête hors de l’eau, car elle ne cessait de s’endormir.

Il leur fallut près de quatre jours pour s’assurer qu’il ne restait plus la moindre parcelle de crystal dans le coffrage. Chaque matin quand ils arrivaient, ils constataient que de nouveaux moniteurs avaient été installés. Alors, la première chose que faisait Killashandra en entrant, c’était de fredonner un air joyeux, et les éclats de crystal blanc détruisaient les fragiles capteurs.

Le troisième jour, on leur livra les montures, et Killashandra demanda à Lars de les vérifier une par une au microscope. Quatorze furent rejetées pour de petits défauts.

Après la venue de l’Ancien Ampris, ils n’eurent plus de visites. Thyrol les accompagnait tous les matins à la salle de l’orgue, ouvrant les serrures et s’enquérant de leurs desiderata. On leur livrait d’excellents repas à heures fixes. Assurés de ne pas être dérangé, et avec les moniteurs hors d’usage, Lars eut toute liberté d’entreprendre l’examen approfondi de la salle, à la recherche de l’accès aux unités subliminales.

Le matin du quatrième jour, comme Thyrol leur faisait traverser la scène, Killashandra remarqua une curieuse anomalie.

La salle de l’orgue ne s’étendait pas sur toute la longueur du plateau derrière la console de l’orgue. Elle compta mentalement ses pas jusqu’à la porte. Et quand Thyrol eut refermé le panneau et Lars activé le bluffeur, elle mesura la salle de la même manière.

— Très in-té-res-sant, dit-elle, le nez contre le mur du fond. La longueur de cette pièce n’est que la moitié de celle de la scène, Lars. Cela te donne une idée ?

— Oui, mais il n’y a pas de porte correspondante de l’autre côté de la console !

Il la rejoignit et examina avec elle le mur sans la moindre solution de continuité.

— Les unités subliminales doivent obligatoirement être branchées sur les bases de données du clavier principal. Je me demande…

Elle suivit son inspection des câbles festonnant le plafond, s’arrêtant à l’endroit où ils longeaient le mur.

— Une petite minute, dit-il, dilatant les yeux devant sa découverte.

Il plaça un bidon juste sous les câbles, et grimpa dessus.

Il se dévissa le cou, plaqué contre le plafond mais finit par siffler doucement, l’air triomphant. Puis il sauta à terre, prit Killashandra dans ses bras et la fit tournoyer avec jubilation.

— Le mur s’abaisse – comment je ne sais pas, mais il y a une infime fissure en haut, où personne n’aurait l’idée d’en chercher une. Et trois gros câbles passent à travers le mur.

Il remit le bidon dans un coin, puis poussa un « youpi » triomphal.

— Tout le mur doit se déplacer, Killa – mais comment ?

— Une si grosse masse s’enfonçant dans le sol, ça doit faire du bruit.

— Si nous connaissions le mécanisme…

Il tâta le coin du mur, puis le sol, pressant et tapant.

— Ça ne peut pas être aussi évident, Lars. Stupides, ils le sont, mais rusés également. Cherche plutôt une extrusion d’une des unités, en dessous ou dans…

Elle passa un doigt inquisiteur sous la plus proche, ne trouva rien qu’un coin mal équarri qui lui blessa le doigt.

— Ah, je n’ai pas la patience pour ce genre de fantaisie en ce moment. Continue tout seul pendant que je termine le nettoyage.

Quand on leur apporta leur déjeuner, Lars n’avait rien découvert de plus. Les unités qui pouvaient être ouvertes l’avaient été sans résultat. Lars s’agita nerveusement pendant tout le repas, furieux de n’avoir pas résolu le problème.

— Quelle forme prennent généralement les mesures de sécurité sur Ophtéria ? Les bureaucraties ont tendance à trouver un mécanisme sûr, et elles s’y tiennent, suggéra Killashandra distraitement, car elle pensait déjà à la tâche qui suivrait le nettoyage.

— Je peux essayer de me renseigner. Ça t’ennuierait de rester toute seule ce soir ?

Il lui sourit, lui caressant doucement le bras.

— Tu te ferais un peu trop remarquer là où je vais.

— Et où est-ce donc ? demanda-t-elle, affectant une contrariété hautaine.

— Il faut que je me trouve une autre tenue, dit-il, montrant sa chemise, pas aussi voyante que celles des autres îliens, mais qui ressortait violemment sur les pâles couleurs des vêtements continentaux.

« J’ai à parler à certaines personnes. Heureusement pour nous, on approche de l’époque où les influences subliminales s’affaiblissent et où les étudiants retrouvent leurs appétits normaux. Je rentrerai peut-être tard Killa…

Il eut une grimace de regret.

— Il nous reste si peu de temps ensemble…

Elle l’embrassa au creux du cou.

— Alors, à ton retour. Enfin, ajouta-t-elle, avec une caresse pour le détendre, si les gardes te laissent passer !

 

Killashandra
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